Dans “Islam et spiritualité” (L’Harmattan, 2023) Riordan Macnamara, enseignant à l’Université Paris-Saclay, évoque en détail la spiritualité de la religion musulmane. Cette spiritualité, dit-il, est indissociable de l’expérience quotidienne des musulmans, incarnée dans leurs pratiques religieuses. Ainsi, elle est accessible à tous sans distinction et ancrée dans leur vie de tous les jours.

L’islam, une spiritualité en soi

Pour illustrer les principes fondamentaux de la spiritualité musulmane, l’auteur se réfère aux origines de l’Islam : le Coran, avec ses récits et enseignements, ainsi que l’exemplarité du Prophète Muhammad dans sa vie sociale, familiale et religieuse. En effet, le Prophète est certes législateur, mais il est aussi porteur d’un message de réforme spirituelle. C’est tronquer l’aspect globalisant de son Message que de ne pas le considérer également comme « réformateur » des âmes. Selon son épouse A’isha, « sa nature était le Coran » : le Prophète incarnait non seulement les préceptes de la Loi révélée, mais aussi la Voie vers al-Ihsan, l’excellence de l’être.

Ainsi, par un souci presque d’utilité publique, l’auteur présente le rapport du Prophète au monde : à la nature, aux autres, à ses Compagnons, hommes, femmes et enfants. S’y dégage un Prophète de vertu, de compassion, de conseil et d’amour, à la fois pleinement incarné en ce monde, et les œuvres toutes entières soumises à l’espoir de l’agrément divin.

Le livre examine ensuite les pratiques rituelles de l’Islam, en mettant l’accent sur leur dimension spirituelle intrinsèque, comme la prière rituelle (salat), le jeûne (sawm) ou l’évocation répétée de Dieu (dhikr). L’auteur met en avant l’importance de la sincérité intérieure et de la vertu dans le comportement extérieur lors de ces pratiques individuelles et collectives.

Non seulement la spiritualité est inscrite dans les pratiques religieuses de façon indissociable, mais celles-ci ne sont pas uniquement un « véhicule » formel vers le monde spirituel : elles sont plutôt une condition afin d’y parvenir. Il s’agit en effet de se placer en « adorateur » (abd) de Dieu par l’application des prescriptions données, sans nulle autre prétention que celle de L’adorer selon Sa volonté. En cela, aussi peu « spirituel » que cela puisse sembler en apparence, celui qui, l’heure de la prière survenue, fait l’effort intérieur de se lever du canapé où il est confortablement installé, se place, au-delà de son confort immédiat, en état intérieur d’adorateur. Accomplissant ses ablutions scrupuleusement, il dirige son attention vers l’application des prescriptions divines données aux Hommes. Ensuite, priant l’esprit recueilli, il espère parvenir à une forme de rectitude dans sa gestuelle et dans son attitude. Le front prosterné, humble, il glorifie Celui qui est digne de louanges. Ainsi, il fait l’expérience pratique, en acte, d’une spiritualité qui va l’amener, si Dieu le veut, vers l’agrément de son âme, condition de l’accès à la paix intérieure.

Il ne faut pas donc, selon l’auteur, penser qu’il y aurait d’un côté les musulmans lambda, pratiquant par automatisme de façon robotisée, par habitude culturelle, et les autres, les éclairés, les spirituels raffinés. Rien n’est moins vrai. Tout musulman et toute musulmane, pour peu qu’il en ait exprimé l’intention et n’agit pas contre sa volonté, est exposé à la spiritualité que porte ses pratiques religieuses et en fait l’expérience directe. Il est même possible que le non instruit, l’analphabète, la dame musulmane qui prie à l’heure dans son coin, voire le fou ou l’indigent, soit plus proches de Dieu que celui qui en fait étal ou qui pense l’être. Ainsi, nul mentor en Islam faisant l’exégèse des réalités spirituelles. Celui-ci est inutile : la relation avec Dieu est directe pour tout musulman ayant fait profession de foi et tâchant de mettre sa foi en pratique.

Islam et soufisme

Ayant placé la spiritualité au cœur de l’islam et de ses pratiques d’adoration, l’auteur présente le « soufisme » (at-tassawuf), ou plutôt ce qui est nommé en islam la « science de la purification de l’âme » (‘ilm at-tazkiyah an-nafs). Le soufisme est présenté comme un ensemble de pratiques surérogatoires (nawafil), permettant à certains musulmans d’aller plus loin dans le travail sur leur âme, que le Coran présente comme « instigatrice du mal » (nafs al-ammarah), mais pouvant cheminer par le biais d’un travail spirituel jusqu’à connaître la « sérénité » (nafs mutma-innah), c’est-à-dire la paix et l’agrément divin.

Ainsi, le soufisme est une « spécialisation » de certains musulmans, une « science » intérieure (‘ilm al-batin), tout comme il existe des sciences exotériques dans lesquelles on peut se spécialiser. Toutes ces sciences, intérieures comme extérieures, puisent dans le corpus islamique, dont les sources premières sont le Coran et le modèle prophétique.

Par ailleurs, toute science « exotérique » possède une intériorité, et la science « ésotérique » une extériorité. Dans une certaine mesure, cette séparation entre savoirs intérieurs et savoirs extérieurs est factice. La connaissance du « dogme » (aqida), par exemple, est une intellectualisation des réalités de la nature divine : savoir par le mental ce que Dieu « est » et ce qu’il « n’est pas », est une illumination de l’intellect de ces réalités. De même, la science du hadith, la « geste » prophétique, indique la beauté des vertus et de la spiritualité dans laquelle le croyant peut se placer. La science de la lecture du Coran (tajwid) est autant un savoir technique qu’une plongée dans les réalités, sémantiques ou sonores, du Texte sacré. Ainsi, la science intérieure du soufisme est aussi science du comportement vertueux. Et « celui qui te dépasse en bon comportement, te dépasse en soufisme », selon l’adage.

Spiritualité soufie et « néo-soufisme »

L’ouvrage, en filigrane, répond aux tenants du « néo-soufisme » moderne en plein essor. Ce mouvement, qui se veut universaliste, minimise le dogme et l’adhésion à la forme religieuse, se situant parfois au-delà des obligations rituelles de l’islam. Il propose des pratiques syncrétiques, des ateliers (parfois rentables) pour les adeptes de ressentis émotionnels enivrants, appelant sur les réseaux sociaux, dans des conférences, des vidéos ou dans des écrits à un « dépassement » de la forme religieuse afin de faire l’expérience spirituelle qui serait sans entraves.

En réalité, selon l’auteur, le soufisme qui se voudrait coupé, ou situé au-delà, de la source traditionnelle première, n’en porte que le nom. Il est au mieux inopératif, puisqu’il ne bénéficie plus de l’influx spirituel de la Révélation coranique et du modèle mohammadien ; au pire, il est un dévoiement, puisqu’il donne l’impression qu’on peut cheminer vers Dieu sans en emprunter le chemin balisé, sans faire passer ses croyances conditionnées et limitantes par le prisme de la Tradition révélée. Il s’agirait non plus d’adapter son être à l’enseignement soufi, mais de faire passer la tradition révélée par le prisme de sa propre subjectivité. Cependant, si on s’affranchit de la forme islamique, en prenant son propre ressenti comme source première de validation entre le vrai et le faux, comment savoir quand on se fourvoie, et qu’on fourvoie les autres ? Le néo-soufisme, cette nouvelle spiritualité moderne qui veut proposer une spiritualité du ressenti personnel, sans référence aux sources islamiques, au nom de l’Absolu, propose en réalité une impossibilité d’accession à cet Absolu. Comme un cheminant de haute montagne qui, au lieu d’observer la carte et les règles sécurisantes du chemin qui lui permettront d’arriver à bon port, s’en affranchit par orgueil, et s’étonne de ne pas pouvoir y parvenir. Le soufisme traditionnel propose tout le contraire : il s’agit de se placer scrupuleusement dans une discipline spirituelle puisée dans le Coran, et, sous l’égide d’un maître, aller scrupuleusement à bon port en respectant les prescriptions et les interdits. Son âme ainsi sécurisée et remise à Dieu, le cheminant (salik) effectue le combat saint contre son âme (jihad an-nafs). Ce cheminement de remise de son âme à Dieu s’opère sous l’égide d’un “maître éducateur” (shaykh murabbi).

La promesse de ce travail de scrupule intérieure et d’effort de vertu extérieure est celle d’une expérience intérieure de « proximité » (uns) avec le divin et, éventuellement, un dévoilement de l’âme (kashf). Les maîtres soufis « réalisés  en Dieu » (rabbani) témoignent de leur expérience d’ « extinction en Dieu » (fana) et de « subistance » en Lui (baqa), c’est-à-dire toujours vivants ici-bas, mais, pour ainsi dire, l’âme enfin consciente qu’elle n’est que par Dieu.

Ainsi, opposer dogme, pratiques, respect de la Loi sacrée à l’expérience intime de l’universel, est une impossibilité dans le soufisme, et les maîtres soufis traditionnels ne le proposent pas. Fond et forme se fécondent mutuellement, et se protègent des dérives spécifiques à chacun de ces deux aspects : la pratique religieuse « protège » l’âme de dérives hétérodoxes où le ressenti personnel remplace l’accès à la tradition opérative et le « fond », l’âme, protège la pratique formelle de toute sclérose littéraliste, ostentatoire, voire hypocrite. Cette rencontre entre le fond at la forme permet ainsi au travail spirituel de se faire sans qu’une part soit laissée à l’ego. Nulle séparation en islam entre corps et esprit, entre intellect et « cœur ».

La spiritualité islamique, dont le soufisme, n’est donc en rien sécable de la tradition de l’islam qui l’irrigue. En s’engageant dans la spiritualité qu’offre l’islam, on accepte de faire puiser son âme à cette source première, qui n’est plus sa « passion » personnelle (hawa), mais la Révélation Coranique.

On peut regretter que l’auteur ne donne pas une place plus importante à la notion d’amour, tant elle est présente dans la spiritualité de l’islam, et tant cette notion est utilisée dans le néo-soufisme pour justifier le dépassement du cadre religieux. Cet amour, en islam, est conditionné par ce que Dieu aime. C’est un amour certes empreint de miséricorde et de pardon, mais c’est un amour lucide et discernant, qui ne craint pas de distinguer le vrai du faux. Le Coran est par ailleurs nommé al-Furqan, le Discernement. L’amour ne s’étend pas jusqu’à accepter l’injustice, l’abus et l’hypocrisie. C’est un amour exigeant pour l’âme, infusé par la crainte révérencielle de Dieu.

Islam et spiritualité constitue un ouvrage d’intérêt pour tous ceux qui désirent approfondir leur compréhension de la spiritualité musulmane et de son enracinement dans les pratiques religieuses et le vécu quotidien des croyants.

Riordan Macnamara est enseignant à l’IECI de l’Université de Versailles / Paris Saclay. Civilisationniste du monde anglophone à l’ère victorienne, son sujet de recherche porte sur les mouvements de conversion à l’Islam et l’intégration culturelle et identitaire de nouvelles formes de religiosité à cette époque.