« Tu vois les montagnes et tu les crois immobiles, pourtant elles se déplacent comme des nuages … » (Coran XX, 88)

Le samâ’ ou « audition spirituelle » remonte à l’émigration du Prophète de la Mecque vers Médine, où il fut accueilli par un chant à sa gloire : « La pleine lune s’est levée sur nous … » L’écoute de voix harmonieuses, de poèmes ou de mélodies bien rythmées procurent à toutes les créatures un très grand plaisir et une grande diversité d’émotions selon le tempérament et les dispositions de chacun. Le Prophète recommandait d’ailleurs à ceux qui avaient une belle voix de réciter le Coran à voix haute. Il disait : « Embellissez vos voix en récitant  le  Coran  à  voix  haute ! » Aussi  l’audition  de  la  parole  d’Allâh  est-elle  la  plus profitable  à  l’esprit  et  la  plus  agréable  à  l’oreille,  à  tel  point  que  les  Quraysh  avaient l’habitude de venir secrètement la nuit pour écouter le Prophète réciter le Coran. Même Abû Jahl (oncle du Prophète qui s’est opposé aux musulmans) eut cette parole : « Je suis sûr que ce ne sont pas là les paroles d’un être créé ! ».

Eveil des cœurs et expression spirituelle

Il n’est donc pas étonnant que le samâ’ soit vite devenu une modalité particulière de l’invocation divine, notamment au sein des confréries soufies. D’ailleurs, le samâ’ est souvent précédé d’une séance de dhikr. Dhû-l-Nûn al-Misrî a dit à ce propos : « Le samâ’ est une véritable inspiration qui meut le cœur vers la vérité. Il doit être écouté en esprit en vue d’approcher la vérité. Car celui qui l’écoute avec son âme charnelle (nafs) tombe dans l’hérésie. » De même, Sarî Saqatî a dit : « Le samâ’ émeut et vivifie ce qui est dans le cœur. » La question du caractère licite du samâ’ ou de l’audition de poèmes se résout en ces termes : il y a ceux qui saisissent les significations subtiles (ahl-i ma’nî) et les allusions spirituelles en manifestant une émotion extatique (wajd) associée à une sorte d’agitation extérieure du fait de leur vision de la Présence divine. Et puis il y a ceux qui n’écoutent et ne perçoivent que les sons dans leur expression physique sans tirer aucun profit du samâ’. C’est pourquoi chacun en tire une nourriture selon son état et sa prédisposition (ou son degré intérieur). En ce sens, un soufi a pu dire : « L’audition est comme le soleil qui brille sur tous les êtres, mais elle ne les touche que selon leurs états et la pureté de leur cœur. » Les poèmes chantés (qassîda, sing. qasâ’id) durant les séances de samâ’ véhiculent et communiquent à ceux qui les écoutent des significations subtiles et une aspiration spirituelle (himma) qui éveille les cœurs et orientent les esprits vers la Source divine.

Que l’on ne s’y trompe pas, les techniques respiratoires et les rythmes extatiques qui sont mis en œuvre durant le samâ’ ne sont que des moyens ou des soutiens extérieurs en vue de  placer  les  participants  dans  une  disposition  favorable  à  la  réception  de  l’influence spirituelle propre au samâ’. Le but de telles séances est toujours de se rapprocher d’Allâh, et c’est pourquoi le samâ’ est donc bien tout autre chose qu’une danse profane.

Etats spirituels, extase et samâ’

Cette influence spirituelle qui agit sur le cœur des auditeurs durant le samâ’, se traduisant par des états de joie ou de tristesse, de contentement ou de chagrin, par une forte sensation  de  chaleur  ou  une  douce  brûlure,  correspond  à  ce  que  les  soufis  appellent « l’émotion extatique » (wajd ou jadhb). Celle-ci peut être accompagnée de cris ou de pleurs ou de tout autre mouvement. Les soufis ont légitimé ce wajd car il est mentionné dans le Coran : « Et lorsqu’ils écoutent ce qui est révélé au Prophète, tu vois leurs yeux fondre en larmes en raison de ce qu’ils connaissent de la Vérité. » (Coran V, 83). L’imam Abû al-Najib al-Suhrawardî rapporte que, d’après la tradition, le Prophète poussa un cri lorsqu’il écouta le verset suivant : « Nous avons pour eux de lourdes chaînes et un brasier ardent. » (Coran LXX, 12). De même, il pleura alors qu’un compagnon récitait le verset : « Que feront-ils quand Nous ferons venir de chaque communauté un témoin, et que Nous te ferons venir comme témoin contre eux ? » (Coran IV, 41).

Ceux qui rejettent le samâ’ comme une pratique qui serait blâmable montrent qu’ils sont ignorants, sans aspiration véritable, et que les flèches de l’Amour divin ne les ont pas atteints. En effet, ce qui survient dans le cœur durant le samâ’ relève d’une certaine intelligibilité (ma’nâ) sans qu’aucun effort ne soit nécessaire et se traduit sur les organes externes par des mouvements cadencés, par la danse extatique et toutes sortes de mouvements et de gestes. Tout provient en fait des états intérieurs (ahwal), des effets de l’amour et de l’ivresse spirituelle. Durant le samâ’, les cœurs sont exposés au rayonnement des lumières divines ; ils sont alors comme visités par la douceur et la suavité de l’émotion extatique à tel point qu’ils en perdent les sens en s’anéantissant dans le jardin de la Présence divine. C’est ainsi que Junayd a pu dire : « Mon extase, c’est que je m’absente de l’existence grâce à ce qui se montre à moi de la Présence. »

L’état d’ivresse qui caractérise alors l’extase durant le samâ’ est comme une submersion et un oubli de soi-même dont l’aboutissement est l’extinction dans la Présence divine. Le « ravissement extatique » est l’expérience même de la rencontre avec le Bien-aimé, et il est toujours un don octroyé par Allah à Son serviteur lorsqu’Il l’aime et lui accorde la faveur de la vision intérieure. Aussi, toute voie spirituelle authentique conduit à une telle expérience. C’est la raison pour laquelle la plupart des confréries pratiquent le samâ’ : celui-ci commence le plus souvent par la lecture de versets coraniques, puis s’ouvre par un prélude vocal (mûwal) où le chanteur se livre à une improvisation par ailleurs codifiée. Suivent les poèmes soufis chantés ou les louanges en l’honneur du Prophète. Enfin, le samâ’ s’achève comme il a commencé, par la récitation du Coran.

Les règles du samâ’

De même que toute pratique spirituelle, le samâ’ a ses règles. Celles-ci sont mentionnées dans les ouvrages soufis traitant des « convenances spirituelles » (adab). On y voit que « l’audition mystique » est un remède pour les âmes, une nourriture pour les cœurs et un soutien pour les plus faibles. C’est pourquoi certains maîtres assistent en personne au samâ’ et ne cessent de danser jusqu’au terme de l’audition. Par contre, les mêmes maîtres mettent en garde ceux qui participeraient au samâ’ pour des motifs autres que le désir de s’approcher d’Allâh et en dehors de l’observance des règles requises. Un soufi a d’ailleurs dit à ce propos : « Le samâ’ est une pierre glissante sur laquelle seul le pied du connaissant peut tenir fermement. »

Parmi les règles du samâ’, on peut noter les suivantes : il faut écouter avec attention et concentration dans le but de vivifier son aspiration et son orientation vers la Face divine dans le respect des règles de comportement qu’exige l’audition spirituelle ; il n’est pas souhaitable de se rendre au samâ’ dans le seul but de se distraire ou de rechercher l’extase pour elle- même,  de  simuler  celle-ci  et  de  se  mettre  à  danser  à  n’importe  quel  moment.  Selon Suhrawardî, Abû ‘Amr ibn Nujayd a dit : « Commettre une faute durant le samâ’ est pire que de calomnier quelqu’un durant des années. » Il est au contraire admis de rechercher l’extase (tawâjud) et d’en répéter les gestes lorsqu’il s’agit de répondre à un état intérieur (hâl). C’est là un remède pour l’âme. De même, il est recommandé de simuler les attitudes de l’extase, lorsque celle-ci apparaît dans le but de se conformer et de suivre ceux qui sont en extase. La légitimité de la simulation, lorsque l’intention est pure, se fonde sur la parole prophétique : « Si vous ne pleurez pas, efforcez-vous de pleurer ! » Enfin, il faut éloigner les négligents et ceux qui ne montrent pas une réelle disposition pour l’audition, car ils font perdre conscience de la valeur du samâ’ et de l’illumination divine qui lui est inhérent. Et il en est de l’extase comme de tous les dons : sa source est dans Allâh.

Par ‘Abd el Haqq Roussange

Bibliographie :

Collectif, Encyclopédie de l’Islam, article « Samâ’ », Brill, Leyden.

Collectif, Les danses sacrées, article « La danse extatique en islam » par M. Mole, Seuil, Paris, 1963.

Hujwiri, Somme spirituelle, Actes Sud, Sinbad.

Popovic A. et Veinstein G., Les voies d’Allah, chapitre « Maîtres, disciples et compagnons » d’après Suhrawardi avec une traduction de D. Gril, Fayard, 1996. Qushayrî, Principles of sufism, Ed. Mizan Press.