Synthèse vivante, surmontant la dualité du monde et de la conscience, le symbole va permettre une mise à l’unisson de l’univers. Le Coran où Dieu déclare : «  Nous leur montrerons Nos Signes dans l’univers et en eux-mêmes jusqu’à ce qu’ils voient clairement que ceci est la Vérité »(XLI, 53) présente souvent la Nature comme un livre qui est la contrepartie macrocosmique du Coran lui-même et qui doit être, lui aussi, lu et compris, puis dépassé 1.

Un maître soufi, ‘Aziz al-Nasafi (mort en 1300), compare la Nature au Coran, de telle sorte que chaque genre correspond à une sourate, chaque espèce à un verset, et chaque être particulier à une lettre. « Chaque jour, écrit-il, la destinée et le passage du temps placent ce Livre devant vous, sourate par sourate, verset par verset, lettre par lettre, afin que vous puissiez étudier le contenu de ces lignes et de ces lettres […] Mais celui qui […] transcende le monde du commandement obtient la connaissance du Livre tout entier en un instant ; et celui qui a une connaissance complète du Livre entier, qui libère son cœur de ce Livre, ferme le Livre et le met de côté […] Ceci est le sens des mots, « Ce jour-là, Nous roulerons les cieux comme on roule des rouleaux d’écriture » (Coran XXI, 104) » 2.

La Table gardée

Les penseurs et mystiques de l’Islam n’ont pas toujours poussé aussi loin la recherche des «  correspondances ». Mais ils furent constamment enclins à cette vision du monde où tout est signifiant, tout est relié, tout procède par séries et par analogies, en un mot, à la présence du spirituel dans l’univers matériel, qui n’est, en définitive, que le miroir des archétypes. Le Coran, modèle archétypal du cosmos, n’est-il pas composé de versets qui sont eux-mêmes des signes – ayat – permettant d’aller du signe à la chose signifiée, c’est-à-dire de retourner –ta’wîl – à l’Origine des signes, puisqu’aussi bien la Nature que le Coran ont le même Auteur.

La lecture symbolique du Coran, chez les mystiques musulmans, va s’effectuer à deux principaux niveaux : elle va s’appliquer tantôt à une expression, tantôt à un récit, mettant ou non en scène des personnages ou des faits historiques qui vont dès lors assumer une portée transhistorique. En voici quelques exemples.

On sait toute l’importance du symbolisme de la plume – qalam – et de la Table gardée – al-law al-mahfuz – sur laquelle a été « écrit » le Coran éternel. Pour Ghazâlî, l’homme est un microcosme, qui, de par sa nature originelle – fitra – est « capable » de Dieu :

Le cœur ressemble à un miroir dans lequel se reflètent les formes et les réalités. Tout ce que Dieu a fixé par Son Décret depuis le commencement de la création du monde jusqu’à la fin est consigné dans un Objet créé par Dieu, qui est désigné dans le Coran tantôt par « la Table », tantôt par « le Livre manifeste » […] Il faut comprendre une fois pour toutes que la Table ne ressemble pas aux livres d’ici-bas, de même que Son essence et Ses attributs ne ressemblent pas à l’essence et aux attributs des créatures. Mais si tu cherches une comparaison, rappelle-toi que la présence des Décrets sur la Table ressemble à la présence des mots et des lettres du Coran dans le cerveau et dans la mémoire de celui qui sait ce livre par cœur. Le Coran y est représenté, de sorte que lorsque cet homme le récite, il l’a comme devant les yeux. Toutefois, si l’on examinait son cerveau atome par atome, on n’y trouverait aucune lettre. Ainsi faut-il se figurer la Table où tous les décrets de Dieu se trouvent consignés, sans aucune écriture ou lettre visible.

La Table, de son côté, ressemble également à un miroir où apparaissent les formes. Quand un second miroir se trouve vis-à-vis de celui-ci, sa forme se réfléchit dans l’autre, à condition qu’il n’y ait pas de voile entre les deux. Lorsque le cœur est libre et qu’il est pur, le voile entre lui et la Table bien gardée se soulève, de sorte que quelque chose de ce qui est en elle tombe dans le cœur comme une image se réfléchit d’un miroir dans un autre 3.

Mystique et orthodoxie

Le monde visible étant un moyen d’atteindre l’invisible (ou monde de la malakut), il n’existe rien dans le premier qui ne soit le symbole des réalités du second. A propos de la « vallée sacrée » – al wâdi’ al-muqaddas – dont il est question dans le Coran (XX, 12) 4, Ghazâli écrit :

Si la première station des Prophètes est celle où ils abandonnent le trouble des sens et de l’imagination pour s’élever au monde sacré, l’image de cette station est la « vallée sacrée ». On ne peut mettre pied dans cette vallée sacrée qu’en abandonnant les deux existences – ce monde et l’autre – et en se dirigeant vers l’Un, la Réalité. Ce monde et l’autre sont en vis-à-vis l’un de l’autre et tous les deux se présentent à la substance lumineuse de l’homme, de sorte qu’il lui est possible tantôt de les abandonner et tantôt de s’en approcher. L’image de l’abandon des deux mondes correspond à l’action de prendre l’ihrâm 5 et celle d’« ôter ses scandales  » est l’action de se diriger vers la sainte Ka’ba.

Ghazâli commente lui-même ce passage en faisant remarquer la nécessité de ne pas opposer zahir et bâtin, temporalité et spiritualité :

Il serait erroné de conclure des exemples de ce symbolisme que je déclare licite la négation du sens extérieur du Coran, ou que je ne le nie en disant par exemple que Moïse n’avait pas de sandales et qu’il n’entendait pas le commandement de les ôter. Que Dieu me protège ! […] Seul celui qui combine les deux manières – c’est-à-dire, qui s’abstient de nier le sens extérieur ou le sens intérieur – possède la méthode parfaite. […] Moïse obéit extérieurement en ôtant ses sandales, et intérieurement en rejetant les deux mondes (ce monde-ci et le Paradis). Telle est la bonne méthode de compréhension du symbolisme, à savoir de prendre l’indication extérieure comme symbole de la disposition intérieure 6.

Ce passage illustre le souci constant de Ghazâlî de conjoindre mystique et orthodoxie, sans jamais les opposer. Dans un commentaire du « Verset de la Lumière » 7 (Coran XXIV, 35) où il décrit la structure de la psyché, Ghazâlî considère que la niche de lumière symbolise le sens commun, qui centralise les perceptions sensorielles. Le verre typifie l’imagination, qui doit être rendue transparente à la lumière. Le rôle du verre est à la fois de laisser passer cette lumière qui brille dans la lampe, et en même temps de la protéger en contrôlant la connaissance intellectuelle. La lampe, qui fait rayonner la lumière, symbolise l’intelligence, capable de reconnaître les Attributs de Dieu. L’arbre représente la fonction de méditation et de réflexion, capable de se ramifier en diverses branches. C’est un olivier, dont l’huile symbolise l’Intellect actif, présent en tout homme, et susceptible d’éclairer sans secours extérieur, « sans que le feu ne la touche ».

Symboles concernant l’intériorité, tel celui du cœur, ou symboles cosmiques : l’eau, dont l’importance est si grande dans le Coran – symbole de la vie et de la Grâce divine – ; le jardin, dont l’image a tellement influencé l’architecture et la poésie, et qui, selon les commentaires ésotériques, compose le Paradis sous un quadruple aspect – jardin de l’âme, jardin du cœur, jardin de l’esprit, et jardin de l’Essence – ; l’arbre, que le Coran lui-même propose comme symbole d’une bonne parole portant des fruits 8.

Une autre catégorie de symboles est constituée par des personnages participant à des histoires. Ces récits anecdotiques peuvent paraître étranges, voire choquer l’homme du commun. Rûmî s’oppose à une telle attitude. « Ainsi, dit-il, l’on raconte que Jean-Baptiste, dans le sein de sa mère, s’est prosterné devant Jésus. L’imbécile objecte que toute cette histoire est impossible. Mais celui qui connait le sens caché la comprend, non pas comme celui qui a entendu des fables et reste attaché à leur sens littéral. » De même, l’histoire de Moïse et du Pharaon n’est pas simplement une histoire aux yeux de l’homme d’expérience, c’est la description d’un état spirituel :

La mention de Moïse est devenue un obstacle dans les pensées de mes lectures, qui supposent que ce sont là des histoires arrivées jadis.

La mention de Moïse sert de masque, la Lumière de Moïse est ce qui te concerne en fait, ô homme de bien !

Moïse et Pharaon sont dans ton propre être : c’est en toi-même que tu dois chercher ces deux adversaires. 9

En guise de conclusion, évoquant la symbolique de la mer, Shabestarî synthétise l’odyssée humaine en une fulgurance saisissante :

Quelle est cette Mer dont la parole est le rivage ?

Quelle est cette Perle qu’on trouve dans ses profondeurs ?

L’Etre est l’océan, la parole est la rive,

Les coquilles sont les lettres, les perles, la connaissance du cœur. On ne trouve pas le noyau sans briser la coquille,

Cependant le noyau ne mûrit pas sans elle

De la connaissance exotérique naît la douce connaissance de la foi.

O âme de mon frère, écoute mon conseil :

Va purifier les tablettes de ton cœur, pour qu’un ange vienne demeurer avec toi.

Acquiers de lui cette connaissance qui est ton héritage,

Commence à labourer ton champ pour la moisson de l’Au-delà.

Lis les Livres de Dieu, celui de ton âme, et celui des cieux ! 10

par Eva de Vitray-Meyerovitch

Extrait de Universalité de l’islam, Albin Michel, 2014.

Notes

1 A rapprocher de cette citation de Ghazâlî : « Le monde visible a été créé pour correspondre au monde invisible, et il n’y a rien dans ce monde-ci qui ne soit un symbole de quelque chose dans cet autre monde », in La revivification des sciences de la religion, Entreprise nationale du livre, Alger, 1985.

2 Nasafi, Kashf al-haqaiq (le dévoilement des vérités), Ed. Mahdawi Damghani, 1965.

3 Ghazâlî, La revivification des sciences de la religion, Tome IV, 457, trad. A. Massouli, Entreprise nationale du livre, Alger, 1985.

4 Et lorsqu’il s’approcha, une voix l’interpella : « Ô Moïse ! Je suis ton Seigneur. Ôte tes sandales, car tu es dans la vallée sacrée de Tuwâ ! » Coran (XX, 11-12).

5 ihram : vêtement traditionnel du pèlerin de La Mecque et Médine.

6 Ghazâlî,  Le Tabernacle des Lumières, trad. Roger Deladrière, Points Sagesses, Le Seuil, 2000.

7 Dieu est la Lumière des Cieux et de la Terre, et le symbole de Sa Lumière est un foyer où se trouve une lampe qui elle-même est nichée dans un récipient de cristal ayant l’éclat d’un astre brillant qui tire sa luminosité d’un arbre béni : un olivier qui n’est ni d’Orient, ni d’Occident et dont l’huile jette sa clarté presque d’elle-même, sans avoir été touchée par aucune étincelle, donnant ainsi lumière sur lumière. Dieu guide vers Sa Lumière qui Il veut et propose des paraboles aux hommes, car Sa Science n’a point de limites.Coran (XXIV, 35).

8 N’as-tu pas vu comment Dieu propose en parabole une très bonne parole ? Elle est comparable à un arbre excellent dont la racine est solide, la ramure élevée dans le ciel et les fruits abondants en toute saison. Coran (XIV, 24-25).

9 Rûmi, Odes mystiques, n° 863, traduction d’Eva de Vitray-Meyerovitch et Mohammad Mokri, Seuil, 2003.

10 Cité dans Eva de Vitray-Meyerovitch, Anthologie du Soufisme, p. 135-137, Ed. Sindbad, 1978, réed. Albin Michel, 1995.

Leave a Reply