La nature bifaciale de Janus qui est propre au barzakh, sa double fonction de jonction et de séparation dans le sens vertical, se traduit sur le plan horizontal par les alternances de l’expansion et de la concentration. Ce sont évidemment autant d’aspects du même complémentarisme. Ramené à une expression logique élémentaire, on peut représenter ces dualités respectivement par l’affirmation et la négation.

Ceci nous amène à une application correspondante de la formule de la chahâda – Lâ ilâha ill’Allâh (« il n’y a pas de divinité si ce n’est La Divinité ») – qui elle-même peut être appelée le barzakh doctrinal par excellence. La traduction mot à mot est la suivante : lâ = non ; ilâha = divinité ; in = si et lâ = non (contracté en illâ = sinon) ; Allâh = La Divinité. D’après les grammairiens arabes, le nom Allâh est lui-même originairement composé de l’article déterminatif al et du substantif ilâhu (forme nominative de ilâha, accusatif).

On divise généralement la formule en deux parties dont la première, Lâ ilâha, est appelée an-nafî (la négation) ou as-salb (la suppression), et la deuxième partie, ill’Allâh, est appelée al-ithbât (l’affirmation). Mais pour appliquer la chahâda plus explicitement encore à la théorie du barzakh, on la subdivisera en trois parties : Lâ ilâha, illâ et Allâh. Et pour mieux se rendre compte de la nature de l’isthme illâ, qui est ainsi situé entre la « mer » de la négation (La ilâha) et la « mer » de l’affirmation (Allâh), on le décomposera en ses éléments constitutifs : la particule in (si), qui exprime une condition, et lâ (non) qui exprime une négation.

Or, lorsqu’on aura compris que la particule in est une affirmation conditionnée, puisqu’elle redonne au ilâhun (forme nominative de ilâha) la réalité, à condition que celle-ci ne soit pas autre que la Réalité d’Allâh, on remarquera que l’affirmation et la négation sont contenues dans illâ en ordre inverse par rapport à la négation et l’affirmation qui « encadrent » pour ainsi dire la formule entière.

Ce renversement n’est naturellement pas une simple question d’ordre de mots, car, comme nous venons de l’indiquer, la particule in est le « point de réflexion » pour la Grâce d’Allâh qui s’étend jusqu’à l’illusoire ilâhun, ce dont on peut se rendre compte en remplaçant le terme ilâha par une notion positive quelconque : celle-ci sera alors niée en tant qu’elle s’affirme, du moins illusoirement, à côté de l’ipséité d’Allâh, et elle sera affirmée dès qu’elle s’identifie essentiellement ou principiellement à l’ipséité d’Allah.

D’autre part, le deuxième élément de illâ, la particule négative lâ, se présente en quelque sorte comme le « point de réflexion » de la première partie de la chahâda, constituée par la négation Lâ ilâha : le premier lâ de la formule nie la notion de « divinité » exprimée par la forme indéterminée ilâhun, tandis que le deuxième lâ singularise cette même notion dans la forme déterminée Allâh (La Divinité), qui symbolise ici la non-comparabilité, et non pas la détermination au sens restrictif de ce terme.

L’expression illâ montre donc très clairement les deux fonctions du barzakh, qui consistent d’une part dans la médiation en sens « ascendant », c’est-à-dire dans le passage du manifesté au non-manifesté, passage ou transformation qui traverse toujours le point aveugle d’une extinction ou d’une mort, et ce point est en même temps le point de renversement des rapports.

La chahâda montre que ces deux aspects apparemment opposés sont intégrables dans la conception de la « non-altérité », conception qui dépasse évidemment le domaine de la raison et qui, pour cela même, donne à son expression, la chahâda, une certaine apparence de pléonasme.

Les différents aspects du barzakh sont représentés, par ailleurs, dans le tracé du Sceau de Salomon, et ceci nous amène à considérer le rapport du barzakh avec « l’Homme universel » (insânul-kâmil) qui, exprimant l’analogie constitutive du microcosme et du macrocosme, est bien le barzakh par excellence, ou, ce qui revient au même, le symbole par excellence.

L’homme universel, en islam, est Muhammadun, qui comprend en lui tout le hamd, l’aspect positif de l’existence. Les noms les plus essentiels du Prophète de l’islam sont : ‘Abd Allâh = serviteur d’Allâh ; Ahmadun = le meilleur des glorifiants ; Muhammadun = le meilleur des glorifiés. Ahmadun est considéré comme l’aspect ésotérique de Muhammadun.

Le rôle de barzakh de Muhammadun est exprimé par la seconde des deux chahâdât : Muhammadun rassûlu’llâh, « Muhammad est l’Envoyé d’Allâh ». Lorsqu’on compare les deux formules fondamentales : Lâ ilâha ill’Allâh et Muhammadun rassûlu’llâh, il est à remarquer que, dans la première, le barzakh apparaît surtout sous son aspect transformateur (illâ = si ce n’est), et, dans la deuxième, sous son aspect de médiateur et de conservateur (rassûl = envoyé).

Mentionnons encore, après ces considérations, une interprétation soufie du verset de la sourate Ar-Rahman : « Il produit les deux mers qui se rencontrent et, entre les deux, il y a un isthme (barzakh) qu’elles ne dépassent pas » (Coran LV, 19-20). L’interprétation en question se rapporte à l’Homme universel et consiste en l’affirmation que le Prophète est l’ « isthme », et que les « deux mers » sont respectivement Seyidina ‘Alî, le khalifa (= lieutenant) ésotérique par excellence, et Seyidatini Fâtimah, fille du Prophète, épouse de ‘Alî et considérée par la Tradition comme femme parfaite.

de Titus Burckhardt

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