Par Michel Abdallah Grimbert
Nous allons rendre compte maintenant des modalités spécifiques à ce qui
finalement, après l’exemple des Expéditions du Prophète de Dieu, s’accomplira
comme la Conquête musulmane, souvent jugée miraculeuse tant par la profondeur
immédiate de son impact que par la rapidité de son expansion ; et qui laissa libres de
leurs droits et coutumes les peuples conquis qui faisaient allégeance à l’Islâm. L’on
se doit de préciser, à cet égard, que les musulmans par leur très grande ouverture
d’esprit, il s’agit, bien sur, d’une Guidance divine, voyaient déjà dans le personnage
de Dhû al-Qarnaïn, assimilé à Alexandre le Grand, décrit dans le Qorân, une
préfiguration prophétique qui par ses conquêtes, tout comme César pour le
christianisme, prépara les peuples concernés à la venue de l’Islâm, de la
Transoxiane à la Péninsule ibérique: (Sourate Al-Kahf : XVIII 83 à 98) « Quant à Dhû
al-Qarnaïn, Nous avions affermi sa puissance sur la terre et Nous l’avions comblé de
toutes sortes de biens. Il suivait un chemin (« une autre prise » traduit très
pertinemment Jacques Berque, par rapport à l’idée de conquête) et quand il eut
atteint le Couchant du soleil… Puis il suivit ensuite un autre chemin (« une autre
prise ») et quand il eut atteint le Levant du soleil… Il en fut ainsi. Nous embrassons
en notre Science tout ce qu’il détenait. Enfin il suivit un autre chemin (« une autre
prise ») et quand il eut atteint un pays entre deux digues (marquant la rencontre du
Couchant et du Levant), il construisit un rempart constitué de blocs de fer contre les
agissements scandaleux des Ya’jouj et des Ma’jouj qui ne purent le franchir.»
Ainsi après son installation à Médine, grâce à l’accueil des « Ansâr » : (LIX 9) « Ceux
qui aiment celui qui émigre (hâjara) vers eux. Ils ne trouvent dans leurs cœurs
aucune envie pour ce qui a été donné à ces émigrés. Ils les préfèrent à eux-mêmes,
malgré leur pauvreté », le Prophète de Dieu pouvait fonder la Communauté des
croyants, appelée de ses vœux et établie par Dieu : (III 110) « Vous formez la
meilleure Communauté suscitée pour les hommes : vous ordonnez ce qui est
convenable, vous interdisez ce qui est blâmable, vous croyez en Dieu. » ; et pour
laquelle le Prophète n’eut de cesse de rendre à la Mecque sa qualité de sanctuaire
sacré ; et ainsi de leur permettre de pouvoir exercer librement leur Droit de visite à la
Maison antique, selon l’Appel d’Abraham : (XXII 26 à 29) « Nous avons établi, pour
Abraham, l’emplacement de la Maison… Appelle les hommes au Pèlerinage : ils
viendront à toi, à pied ou sur toute monture élancée. Ils viendront par des chemins
encaissés (au sens aussi de mystérieux, et se référant au cheminement intérieur du
croyant)… Qu’ils accomplissent les circuits autour de la Maison antique (bi-l-Baït
al‘atîq). » Ce droit ancestral que ne pouvait pas leur contester les Qoraïchites,
Gardien de la Maison antique et Hôtes des Pèlerins, devait se mettre en place par
étapes successives à partir des événements de Hudaybiyyah, et ceci sans que le
sang soit versé.
Et afin d’accomplir cette tâche de reconquête, il eut à combattre, outre les quelques
tribus juives autour de Médine notamment à Khaybar – obtenant finalement pour les
musulmans un pacte de rétrocession de la moitié des récoltes -, les coalisés mekkois
et leurs alliés qui s’opposaient à la propagation et à l’extension de la nouvelle
Religion. Quelles furent, à cet égard, les principales batailles ou expéditions
guerrières : maghâzi, engagées par le Prophète Mohammed de l’an 623 à l’an 631?
Et quels en sont les principaux enseignements ? Car chacune des principales
batailles (maghâzi) dites : de Badr en 623, de Uhud en 625, du « Fossé » Khandaq
en 627, de Hunayn en 630 et de Tabûk en 631, fournit effectivement un ensemble
d’enseignements que nous allons préciser et qui permet une juste appréciation de ce
que l’on appellera, par la suite, la Conquête musulmane ; et qui avait alors toutes
raisons de triompher.
Mais avant de rappeler les enjeux divins tant d’ordre stratégiques que tactiques de
ces combats acharnés – c’est-à-dire qui engagèrent les combattants jusque dans leur
chair -, il y a lieu de bien comprendre l’engagement sans limite, sacrificiel jusqu’au
martyr, des Compagnons rassemblés autour du Prophète et de son étendard, centre
axial et vivant pendant la durée de ces combats toujours très violents et réclamant
une détermination au-delà de soi-même, celle que seule donne la Foi. Et l’on se rend
compte ici que dans tout combat il y a pour enjeu la Vérité, c’est-à-dire les valeurs
qui nous font vivre et accepter que notre passage sur cette terre ait un sens, bien au-
delà de la simple préservation de biens contingents que nous n’emportons pas avec
nous dans la tombe. Ainsi, les principes impératifs propres au combat islamique – de
caractère purement défensif – reflètent-ils les notions de miséricorde et de
compassion, concernant les ennemis. Notions de Paix 1 exprimées ainsi dans les
versets du Texte sacré :
(Qorân II 190à 194) : « Combattez dans le chemin de Dieu ceux qui luttent contre
vous… S’ils s’arrêtent, sachez alors que Dieu est Celui qui pardonne, Il est
miséricordieux…Soyez hostiles envers quiconque vous est hostile, dans la mesure
où il vous est hostile. »
(Qorân V 32) : « Celui qui a tué un homme qui lui-même n’a pas tué, ou qui n’a pas
commis de violence sur la terre, est considéré comme s’il avait tué tous les hommes ;
et celui qui sauve un seul homme est considéré comme s’il avait sauvé tous les
hommes. »
Ainsi et cela nous servira d’exemple, il est rapporté avec réalisme mais sobriété,
concernant le Compagnon Mus’ab Ibn ‘Umayr 2 qui fut le premier ambassadeur de
l’Islâm auprès des nouveaux convertis de Médine, et qui mourût en martyr à la
bataille de Uhud en l’an 625 :« Mus’ab s’écroula ; le drapeau tomba par terre… Après la bataille on trouva son
corps inanimé, le visage dans le sang et la face contre terre. On aurait cru que son
corps refusait de voir un quelconque mal atteindre le Messager de Dieu. C’est
comme s’il ressentait de la peine ou de la honte d’être tombé martyr avant d’avoir pu
s’assurer que le Messager de Dieu était bien sain et sauf et qu’il avait par
conséquent bien accompli sa mission consistant à le défendre… Il était mort à Uhud
et on n’avait rien d’autre qu’un habit rayé (namira) pour couvrir son corps avant de
l’enterrer. Lorsqu’on voulait couvrir son visage, ses pieds se dénudaient et
inversement. Face à cette situation le Messager de Dieu nous ordonna de couvrir
son visage avec l’habit et de mettre sur ses pieds du jonc odorant (idhkhir)… Puis le
Messager de Dieu vint se recueillir devant la dépouille de son premier ambassadeur
(auprès des premiers médinois convertis) pour lui faire ses adieux. Alors que les
yeux du Prophète brillaient et dégageaient une grande compassion, il récita ce verset
(XXXIII 23) : « Il y a, parmi les croyants, des hommes qui ont été fidèles au pacte
qu’ils avaient conclu avec Dieu. 3 » Puis il s’adressa à tous les martyrs gisant sur le
champ de bataille en disant : « Le Messager de Dieu attestera que vous faites partie
des martyrs de Dieu le Jour de la Résurrection. » Et il s’adressa à ses Compagnons
qui l’entouraient, disant : « Ô gens, rendez-leur visite, venez à eux et saluez les. Je
jure par Celui qui détient mon âme qu’ils vous rendront le salut chaque fois que
vous les saluerez. »
Voilà ce qu’il est indispensable d’avoir à l’esprit quand on parle des batailles très
rudes engagées par le Prophète de Dieu ; et qui pourtant ne constituent qu’une
approche du Jihâd al-Akbar contre notre nafs ou ego. Ce qu’un Hadîth prophétique
reprend ainsi au retour d’une bataille éprouvante : « Nous quittons le petit combat
par les armes pour le grand Combat intérieur » 4
1 René Guénon, chap. VIII « La guerre et la paix » dans « Le Symbolisme de la Croix » Eds Véga.
2 Khâlid Muhammad Khâlid, p. 37 à 48 de « Des Hommes autour du Messager : Rijâl hawla ar-
Rasûl » Eds Maison d’Ennour.
3 Qorân XXXIII 23-24, verset qui continue ainsi : « … Tel d’entre eux atteint le terme de sa vie, tel
autre attend, tandis que leur attitude ne change pas, v 24 de sorte que Dieu récompense ceux qui
sont véridiques, à cause de leur sincérité… »
4 Cf. note 40 où René Guénon reprend ce hadîth en note 3, sous sa forme arabe : « rajanâ min el-jihâdil açghar
ilâ el-jihâdil akbar ».