Nous sommes tous porteurs, au plus profond de nous-mêmes, de ce petit morceau d’or pur recouvert par de multiples voiles. Lorsque nous en prenons conscience, lorsque nous nous éveillons, le maître n’est pas loin…

On ne connaissait de lui que son nom, Bahamma, et son surnom : Maabal. Il menait alors une vie dissolue, passait ses nuits dans les bouges à chanter et à boire, était presque toujours ivre et fréquentait les mauvais garçons. Les gens de Mopti l’appelaient « ce voyou de Maabal ».

Tierno Bokar [1] ne quittait presque jamais son centre spirituel de Bandiagara. Cependant une ou deux fois par an, surtout avant les grandes fêtes, il se rendait à cheval dans la grande ville de Mopti pour s’y approvisionner… Ce soir-là, Maabal, qui revenait du fleuve aperçut au loin Tierno. Intrigué par cette présence inhabituelle, il le suivit jusque dans la cour de son logeur, l’aida à descendre de cheval, dessella l’animal et le prit pour aller le laver au bord du Niger. Après l’avoir bouchonné et pansé comme il convient, il le ramena dans la cour, lui donna à manger une botte d’herbe qu’il avait ramassé en route et vint s’installer spontanément non loin de Tierno. Celui-ci, qui était assis sur une natte en peau, lui offrit la place située à sa droite.

Dès que les disciples de Tierno habitant Mopti accoururent pour le saluer, des exclamations fusèrent aussitôt : « Mais comment, Tierno ! Tu acceptes que ce Maabal, ce voyou qui passe toute la journée à boire et qui est le garçon le plus dévergondé de Mopti, s’asseye là, à ta droite ? Ah ! Si nous avions été là, jamais il ne serait rentré chez toi ! ». Tierno les regarda tous longuement. Maabal n’avait émis aucune réaction : il était là, impassible, comme s’il s’agissait de quelqu’un d’autre. « Mes chers amis, dit alors Tierno, permettez-moi de vous dire que vous faites erreur ! Cet homme qui est à mes côtés, je ne le vois pas comme vous. Pour moi, Maabal est un morceau d’or pur enveloppé dans un chiffon sale qui a été jeté sur un tas d’ordures. Ni ce qui enveloppe l’or, ni le lieu où il se trouve ne peuvent diminuer sa valeur, car ce sont des éléments extérieurs à lui-même ».

La parole de Tierno n’était pas tombée dans l’oreille d’un sourd. Maabal en avait été profondément remué…

Quelques jours plus tard, alors que Tierno était rentré chez lui à Bandiagara, Maabal sentit en lui un appel irrésistible et se mit en route pour rejoindre celui qui occupait toutes ses pensées. En quelques jours, il parcourut à pied les cent kilomètres séparant Mopti de Bandiagara et se présenta chez Tierno peu après la prière de l’après-midi. Le maître était dans son vestibule, entouré de ses disciples, en train d’enseigner. Après l’échange des salutations d’usage, Tierno engagea la conversation :

– Hé, Maabal ! Sois le bienvenu ! Et merci encore d’avoir si bien soigné mon cheval l’autre jour !

– Tierno, répondit Maabal, je suis venu te voir avec une intention bien précise. Je ne voudrais plus vivre là où tu n’es pas. Je veux vivre à tes côtés, être avec toi constamment. Parce que seul l’homme dont l’œil a su discerner le morceau d’or pur sous un chiffon sale jeté sur un tas d’ordures aura la main capable de déchirer le chiffon et de faire apparaître l’or. C’est pour cela que je suis venu vers toi.

– J’en suis heureux, mon fils, et j’accepte ta demande. Sois le bienvenu ! Nous vivrons donc ensemble… Toutefois, ce n’est pas moi qui ferais le travail : c’est à Dieu de déchirer le chiffon pour que l’or apparaisse. Je sais seulement qu’il y a de l’or, mais pour qu’il apparaisse, c’est une question de temps… As-tu un métier traditionnel ?

– Oui, je suis tisserand, et même un bon tisserand…

Tierno envoya alors quelqu’un chercher un métier à tisser. Il le fit installer dans la cour, contre le mur qui faisait face à sa propre case de prière de telle sorte que chaque fois que Maabal levait la tête, il voyait Tierno, et que chaque fois que Tierno levait la tête, il voyait Maabal.

Trois mois passèrent. Maabal travaillait à son métier, priait, regardait Tierno et écoutait son enseignement. Et un matin, Maabal l’illettré, Maabal qui n’avait même jamais fréquenté l’école coranique, Maabal qui n’avait jamais rien lu, se mit à chanter et ne s’arrêta plus. Visité par une inspiration irrépressible, il improvisait en langue peul de longues odes mystiques dont la splendeur poétique et l’élévation de pensée stupéfièrent tous ceux qui les entendaient, à commencer par les marabouts de Bandiagara. Et ses poèmes, sitôt chantés, étaient repris et colportés à travers la ville…

Une nouvelle ivresse s’était emparée de Maabal, celle de l’Amour de Dieu : « L’Amour de Dieu a pénétré en moi. Il est allé se loger jusqu’à l’intérieur de mes os et en a tari la moelle, si bien que je suis devenu aussi léger qu’une feuille que le vent balance entre terre et ciel… » De ce jour, Maabal n’a plus cessé de composer. Il était ainsi devenu l’un des plus grands poètes peuls de son temps…

La transformation fulgurante de Maabal et les hautes connaissances spirituelles dont témoignaient ses poèmes emplissaient les marabouts d’étonnement : comment un homme qui n’avait jamais étudié pouvait-il connaître, ou pressentir, de telles réalités d’ordre supérieur ? En fait, Maabal faisait mieux que les pressentir : comme disent les soufis, il les « goûtait ».

En moins de trois années, Maabal avait été tellement consumé de l’intérieur que toute enveloppe matérielle était devenue pour lui transparente. Couché dans sa case, il pouvait voir l’état du ciel à travers la toiture. Il pouvait aussi voir les gens approcher de sa case comme si les murs n’existaient pas. Il était bien devenu « aussi léger qu’une feuille que le vent balance entre terre et ciel ».

Je suis submergé par une mer
Et mon amour guette l’apparition de la lune,
Puisse-t-il être exaucé et s’écrier : « Ô croissant,
Enfin visible et chargé de toute beauté ! »

A l’instant où Tu ordonnas un scintillement,
La tente des ténèbres fut arrachée,
La forteresse de la débauche s’écroula,
Et un feu brillant jaillit, de tous côtés.

Mes yeux ont clignoté
Alors que j’étais enivré,
Mon esprit s’est détourné
De toutes les voies de ce monde.

Dès lors l’Ennemi de Dieu s’est enfui,
Me laissant en paix.
Délesté de mes péchés, je suis dans la joie,
Loué sois-Tu pour tous Tes Dons !

Je suis en prosternation
Pour rendre grâces à l’Aimant,
Le Secourable, l’Unique.
Quand voudra-t-Il me faire entièrement revenir à moi ?

Un bienfait a été répandu,
Les ténèbres ont été dissipées,
Maabal a été « rapproché »,
Avec tous les amis de Dieu.

Ma poitrine est chargée
Du poids de mon amour pour Ahmed.
Un parfum soudain s’est exhalé,
Que je ne puis comparer à rien d’autre.

Ô Roi Très-Haut !
Si prompt à la miséricorde,
Le Savant et le Sage,
Veillant à l’accomplissement de toute chose.

Fais-moi sortir de cette forteresse de pierre !
Fais-moi entrer dans la « Barque sacrée » !
Dépouille-moi de la tunique « tâchée » !
Purifie totalement mon être intérieur !

Tu as appelé et nous avons répondu.
Je ne dis pas que ce fut par un son articulé,
Mais par un effet de Ta Volonté,
Ô Créateur de toutes les créatures ! [2]

Par Amadou Hampaté-Bâ *

* Amadou Hampaté Bâ (1901-1991) est l’auteur de Amkoullel, l’enfant peul, 2 tomes, Actes Sud, 1991 et 1994.

[1] : Tierno Bokar (1875-1939) fut un important maître éducateur au sein de la voie tidjaniya au Mali. Pour sa biographie partielle : http://www.soufisme.org/site/spip.php?article448.

[2] : Traduction d’un extrait de Sorsorewel, poème de Maabal écrit en peul.

Leave a Reply