A partir du XIIe siècle, le soufisme va s’exprimer à travers les confréries, connues sous le nom de « tariqa », la voie. Fondée essentiellement sur la notion de compagnonnage, la tariqa s’organise autour d’un guide spirituel dont les disciples viennent recueillir l’enseignement. Le sens même de la tariqa repose sur cette relation éducationnelle. Le guide est reconnu en tant que tel pour son haut degré de réalisation spirituelle, qui légitime sa position en tant qu’éducateur, tandis que le disciple l’est par son désir de « marcher » dans la voie de la connaissance intérieure. Le rôle du guide est de « prendre par la main » ceux et celles qui le désirent pour les conduire vers Dieu. Désormais, le soufisme n’est donc plus la pratique austère des débuts de l’Islam, vécue dans la solitude et le dénuement, car il se veut un support de méditation viable dans le monde.

Eclat d’une présence

La première organisation confrérique remonte à ‘Abd al-Qâdir al-Jilani (1077-1166) autour duquel fut fondée la tariqa Qâdiriya. Sidi Hamza al-Qâdiri Boudchich, né en 1922 au Maroc, en est le descendant direct, que ce soit par le sang et par le rattachement initiatique. Après des études théologiques à Oujda, Sidi Hamza avait seulement 19 ans lorsqu’il rencontra un grand mystique, Sidi Abû Madyan (1873-1957), qui devint son guide spirituel ainsi que celui de son père, Hajj Abbas (1890-1972). Après un compagnonnage de quatorze ans auprès de leur maître, Sidi Hamza et son père vont atteindre les plus hauts sommets de l’expérience spirituelle et deviendront eux-mêmes aptes à transmettre cette éducation. A la mort de Sidi Abû Madyan, la guidance de la confrérie reviendra au père pour une dizaine d’années, puis au fils, Sidi Hamza, en 1972.

Les personnes qui ont rencontré ce dernier reconnaissent en lui un être particulier qui les a impressionnés non seulement par sa stature imposante, mais surtout par l’intense lumière qui émane de lui et l’infinie bonté de son regard. Deux de ses disciples pourront dire à son sujet :

Son visage était illuminé, son regard avait la profondeur d’un puits. Il était debout, il dépassait l’assemblée de toute de sa taille. C’était un homme pas comme les autres : la première fois où je l’ai vu, je ne connaissais rien de sa dimension spirituelle, et pourtant, à l’œil nu, la différence avec les autres était évidente.

Quand j’ai vu Sidi Hamza, son visage rayonnait tellement que je ne voyais que ses sourcils dont la couleur foncée tranchait avec le reste. Toute comparaison poétique de ce visage avec la lune est insuffisante pour décrire l’éclat dont il s’agit (1).

La place de l’invocation

L’enseignement de Sidi Hamza se caractérise par un renouveau de l’éducation spirituelle. « Le soufi est le fils de son temps », dit un adage soufi. C’est ce qu’illustre Sidi Hamza en accordant sa méthode éducative aux conditions de notre époque, pour relever le défi de réenchanter les cœurs dans un monde de plus en plus déshumanisé.

Ainsi, un premier pas fut d’alléger la pratique spirituelle. Auparavant, dans le contexte du soufisme classique, la pratique incluait souvent le port d’un vêtement austère, une nourriture frugale et, parfois, des retraites de plusieurs mois en rupture avec le monde. Il s’agissait d’exercices visant à purifier le cœur et à maîtriser l’ego. Dans la voie de Sidi Hamza, purification et transformation de l’âme sont toujours de mise. Toutefois, l’outil qui a été retenu pour y parvenir est la pratique de l’invocation, individuelle et collective. La pratique individuelle consiste à égrener un chapelet chez soi, matin et soir. Il s’agit là de l’invocation quotidienne du wird (2), mot qui peut se traduire par « le boire ». Telle une eau bienfaitrice, les « boire » du matin et du soir permettent au disciple de goûter aux saveurs de la voie. Cette expérience se raffermit lors des réunions collectives qui comprennent des invocations à haute voix, des enseignements spirituels et, en clôture, des chants. La place des chants dans cette confrérie est très importante car non seulement leur contenu poétique est un support pédagogique pour le disciple, mais le chant en lui-même va toucher les espaces infinis de son être.

De tout temps, l’éducation spirituelle offerte par les confréries soufies a représenté un espace complémentaire au système éducatif officiel. Le rôle des institutions officielles, connues sous le nom de medersa, a été, jusqu’à nos jours, de développer les facultés de compréhension du monde sensible grâce aux outils de la raison. Les confréries, quant à elles, ont permis de développer la saisie du monde intérieur à travers la purification du cœur.

« Il est un organe, disait le Prophète de l’islam, qui, lorsqu’il est assaini, permet à tout le corps d’être sain et, lorsqu’il est corrompu, entraîne la corruption de tout le corps. Cet organe est le cœur ». Toute l’éthique soufie prend son sens en conséquence. Cette éthique ne repose pas sur un ensemble théorique de valeurs, mais sur la transformation de l’être, rendue possible par les exercices et la guidance spirituels. Elle s’enracine dans le Souffle divin que porte en lui le fils d’Adam. Le bien, le beau, la miséricorde et l’amour deviennent alors des jaillissements de l’être transformé par la rencontre de son Bien-Aimé.

Au-delà des identités extérieures, il existe une identité à découvrir. Derrière l’apparence des identités multiples, se cache une identité spirituelle à réaliser. Il s’agit de retrouver cette identité en soi et de la voir chez les autres afin que se propage le « bel agir », tel que les soufis le nomment à l’instar du Prophète.

Pureté du regard

A l’époque du soufisme classique, l’accès à l’enseignement d’un guide spirituel était réservé à une élite. Le renouveau insufflé par Sidi Hamza a ouvert les portes à toute personne sincère dans sa quête du sacré. L’expansion de l’éveil spirituel qui en découle représente une grande richesse pour l’humanité. En effet, dans un contexte de globalisation et de pluralisme, un comportement de bel agir, tel que l’enseignent les soufis, est essentiel pour l’édification de rapports harmonieux. Dans cette perspective, la confrérie de Sidi Hamza contribue à l’épanouissement du vivre ensemble par le biais de l’éducation spirituelle, en invitant chacune et chacun à respecter autrui et à consacrer ses capacités critiques pour démasquer les ruses de son propre ego. Tel est l’enseignement que livre cette parole de Sidi Hamza : « Ne méprise ni juif, ni chrétien, ni athée ! En revanche, sois vigilant envers ton propre ego car c’est bien lui ton seul ennemi ! »

Voici encore un bouquet de paroles de Sidi Hamza qui nous invite inlassablement vers cette présence de la Conscience divine en nous :

Le saint voit le Bon en tout homme, conformément à sa véritable nature. Il voit chaque être en son essence.

Nous sommes tous de la même essence. Nous sommes tous d’une seule Lumière, il n’y a pas de distinction, il n’y a que la Réunion.

Le défaut et la laideur ne sont pas dans les choses et les êtres, mais dans l’impureté de notre regard sur eux.

Le rapport à l’unité s’effectue dans une relation directe du vivant au Vivant. Or, une telle perception ne peut survenir qu’à travers une saisie synthétique de la création. Ainsi, la création, elle-même vivante, participe à la symphonie spirituelle attestant d’un Dieu unique. Cependant, la tragédie de l’être humain est que l’apparence du monde lui voile la présence unificatrice, en toute chose, de l’Essence divine. L’âme, tyrannisée par certains aspects du monde, trouve une véritable guérison dans la perspective spirituelle de l’islam dont le soufisme, « cœur de l’islam », est l’expression. Les effluves sacrées de la pratique spirituelle épurent le regard et l’orientent vers cette vision synthétique de la création, au-delà de sa diversité. En effet, seul un tel regard purifié peut garantir un authentique respect envers l’autre, cet autre qui n’est en réalité que moi-même.

Par Karim Ben Driss

1- Ce témoignage fait allusion à un poème soufi qui tente de décrire le visage du bien-Aimé : « J’ai vu le croissant de lune et le visage du Bien-Aimé. Deux astres me sont apparus et je ne sais lequel des deux m’a anéanti : le croissant lunaire ou le visage humain. » Voir à ce sujet : K. Ben Driss, Le renouveau du soufisme au Maroc, éd. Al Bouraq/Archè, 2002.

2- Rituel soufi consistant à répéter à voix basse des Noms divins, certaines formules coraniques et prières sur le Prophète. Il est propre à chaque confrérie qui en indique les diverses modalités d’application.

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