Les soufis estiment que “Le soufisme est tout entier dans l’excellence du comportement (ihsan). Celui qui te dépasse en excellence du comportement te dépasse en soufisme.” Ainsi résument-ils en une seule attitude toute la science de la connaissance de Dieu.

Il est d’ailleurs trop souvent oublié ou méconnu que l’excellence du comportement constitue la plénitude de l’Islam tel que nous le rapporte un hadith [1] authentique rapporté par Umar [2] et connu sous le nom de “Hadith de Gabriel.” Ce hadith révèle que la tradition musulmane comporte trois degrés de profondeur :

  • L’islam ou la pratique extérieure des rites ;
  • L’iman (la foi) ou la compréhension des choses intérieures ;
  • L’ihsan (l’excellence du comportement) ou la prise de conscience de la présence divine : “Adore Dieu comme si tu voyais Dieu, car si tu ne le vois pas, Lui te voit.”

Dire que tout le soufisme est contenu dans l’excellence du comportement, c’est dire que le comportement est la manifestation la plus élevée d’un événement spirituel sans comparaison : la Présence divine dans le cœur du saint de Dieu.

Agir pour Dieu

Comme l’a écrit Ibn Ata Allah [3] : “La beauté des actions procède de la beauté des états de l’âme (hal) et la beauté de ces états vient de la confirmation dans les stations (maqamat) où descendent, sur les cœurs, les faveurs divines.”

La voie soufie est tout entière pure expérience spirituelle. Elle s’inscrit dans le vécu intime et profond de quiconque la parcourt. Elle n’est pas conjecture et encore moins érudition. Elle est une appréhension directe de la lumière divine par le Cœur, centre subtil de l’Etre.

“La science utile est celle dont les rayons se répandent dans la poitrine et celle qui soulève les voiles du Cœur.” [4]

Il n’y a par conséquent, rien d’étonnant à ce que la Voie se présente extérieurement comme orientation vers un modèle de comportement, c’est à dire vers une expérience à vivre pour laquelle les seuls outils nécessaires sont de l’ordre de la spontanéité, de l’intention pure et de la sincérité et non pas de l’ordre du quotient intellectuel ou bien des capacités de réflexion.

C’est la qualité de l’acte, l’intention qu’il contient qui, dans l’approche soufie, sera déterminante. En effet, dans une voie soufie vivante, la qualité des actes transcende celui ou celle qui les accomplit et ouvre la porte à une “ré-action” spirituelle directement sur le plan de l’Etre.

La voie soufie vivante, parce qu’elle se place dans l’optique initiatique d’une transformation intérieure, ne peut se laisser enfermer dans le cercle de la simple morale. La voie transcende cette morale, sans en nier d’ailleurs les vertus sociales. Mais la différence est qu’ici le comportement n’est pas seulement une norme sociale, mais bel et bien un moyen de l’éducation spirituelle.

“Les actes sont des formes mortes, la Vie y pénètre par le secret de l’intention pure.” [5]

Il s’agit là d’une spécificité très importante de la voie initiatique vivante et opérative. En plaçant la qualité des actes au cœur du travail spirituel, c’est tout l’Etre du disciple qui se trouve impliqué. Cette réalité dépasse infiniment le cadre de la simple individualité psychologique, pour toucher finalement à ce qu’il y a de plus universel en chacun de nous.

Du point de vue du disciple, la recherche sincère du bien-être d’autrui, permet de placer sa conscience dans une orientation. Cette orientation intérieure dérobe alors le disciple à la perception de sa propre individualité ; ne serait-ce que furtivement. Dans ce bref instant, il n’a plus de regard sur lui-même. Toute son aspiration se porte alors vers une conscience supérieure qui conduit à dépasser les limites de l’individualité.

Très concrètement, l’excellence du comportement implique d’être continuellement au service de l’autre (du tout Autre). Il s’agit de préférer autrui à soi-même. C’est une attitude que les soufis appellent al ithar et qu’ils comparent à une bougie : elle donne la lumière au dehors en se brûlant elle-même.

Pour le disciple, il s’agit de tenter à chaque instant de se conformer à cet état d’être. En intensifiant cette pratique de manière à ce qu’elle devienne un véritable élan du cœur, le disciple se créé un comportement intérieur d’orientation.

Cette intériorisation permanente d’un élan vers l’Autre recèle la possibilité de libérer totalement le disciple de son ego, c’est à dire de la conscience illusoire de l’existence de son individualité en tant que réalité autonome se suffisant à elle-même.

A ce stade, il ne s’agit pourtant que d’une potentialité, c’est à dire une condition nécessaire mais pas suffisante. Pour le disciple, l’attitude de recherche d’excellence du comportement est comparable à une graine plantée en terre : la première étape de la croissance consiste à chercher à briser sa coque.

Lumière du Guide

Pour briser sa coque, pour grandir, une graine a besoin de l’eau de pluie vivifiante. A défaut, il n’y a pas de croissance, pas d’arbre, pas de fruit. Cette eau du ciel, sans laquelle rien ne peut se transformer, c’est le maître spirituel vivant qui l’apporte. Sa présence sanctifiée et autorisée vivifie le cœur du disciple.

En étant relié à un maître spirituel authentique, chacun des actes du disciple laissé dans le chemin de Dieu, c’est à dire en recherchant l’excellence du comportement, est alors recouvert d’une eau bienfaisante et transformatrice. Cette eau céleste et transformante est une Grâce divine toute particulière.

Elle ne peut émaner que de certains êtres qui ont reçu l’autorisation de soigner et éduquer les âmes. Elle est parfois appelée es-sirr, c’est à dire littéralement “secret” parce que par essence elle ne peut être communiquée et transmise que de cœur à cœur. Et c’est d’ailleurs ainsi qu’elle se transmet depuis l’origine.

Cette Grâce toute particulière éveille le cœur, le regard du disciple à la Présence de Dieu en toute chose. Si bien qu’on peut dire que ceux qui suivent la voie sont comme : “ceux qui dépensent leurs biens avec le désir de plaire à Dieu et pour affermir leurs âmes, (ils) ressemblent à un jardin planté sur une colline : si une forte pluie l’atteint, il donnera deux fois le double de fruits ; si une forte pluie ne l’atteint pas, la rosée y suppléera.” (Coran II, 265)

Le Maître spirituel vivant est comme cette colline dont nous parle le Coran. Les terres qu’elle porte sont, grâce à sa présence, élevées en un lieu particulièrement bien exposé et favorable aux irrigations célestes. L’aridité des terres est devenue impossible, elles donnent toutes abondamment parce que la colline met un terme à la stérilité du désert.

On peut ainsi constater que la recherche de l’excellence du comportement permet finalement de créer les conditions d’une réceptivité à quelque chose. Un quelque chose qui est étranger au monde du disciple, étranger au monde tout entier et qu’on ne peut découvrir qu’en l’expérimentant, qu’en le goûtant : c’est la saveur de l’éducation spirituelle.

Préférer autrui à soi-même ! Voilà une attitude tellement simple à décrire en quelques mots et qui pourtant, si elle est pratiquée à la lumière de l’enseignement d’un saint autorisé, peut se révéler une clé de la quête de Dieu.

Préférer autrui à soi-même dans le contexte bien précis de la présence spirituelle d’un Maître, n’est donc pas du tout une servitude de l’homme à l’homme, mais bel et bien une servitude du cœur à la Vérité. Il s’agit là au contraire du secret suprême de la liberté. C’est par l’offrande des œuvres que l’on affine sa sincérité. Ce ne sont pas nos actes qui conduisent à la Vérité, mais ce sont nos actes habités par nos intentions, notre orientation vers Dieu, qui nous disposent à recevoir la Vérité.

Lumière de l’Envoyé

Dans la Voie soufie, le lien étroit entre la beauté des actes et la réalisation spirituelle trouve sa source en la personne même du Prophète Muhammad ainsi que l’atteste par exemple ce hadith : “J’ai été envoyé pour parfaire la noblesse du comportement (makarim al akhlaq).”

D’un point de vue métaphysique, c’est par l’influence de la réalité spirituelle de Muhammad que s’opère l’illumination du cœur du disciple. Cette transformation peut se résumer intérieurement et extérieurement en l’acquisition de la noblesse du comportement.

Cela signifie aussi que cette “excellence du comportement” qui s’épanouit dans les cœurs, est celle de Muhammad lui-même. En effet, comme l’a développé Ibn Arabi, la réalité spirituelle du Prophète (al Haqiqa al Muhammadia) est le modèle par excellence du type de réalisation propre au soufi. A cet égard, le Coran spécifie : “Certes, il y a pour vous dans l’Envoyé de Dieu un modèle excellent.” (XXXIII, 21) Ainsi, le cheminement spirituel dans la voie vivante, sur le modèle de l’excellence du comportement conduit à hériter réellement les qualités propres au Prophète Muhammad.

Synthétiquement, ces qualités sont en fait :

  • une perfection intérieure dans la proximité divine ;
  • une perfection extérieure dans la manifestation des qualités du serviteur sincère, pieux et reconnaissant.

Le disciple au fur et à mesure de sa progression, actualise en lui cette lumière spirituelle de Muhammad. Il faut retenir de cela que le degré de proximité avec Dieu passe par le degré de rapprochement avec cette réalité spirituelle du Prophète. Chacun reçoit la connaissance de Dieu en proportion de sa participation à cette dernière.

Dans le Coran, une mention précise est faite de cette réalité initiatique, puisque Dieu dit à Muhammad : “Certes, ceux qui font la pacte avec toi, c’est en vérité avec Allah qu’ils font le pacte.” (XLVIII, 10)

Finalement, le point crucial est donc d’avoir accès à cette réalité spirituelle du Prophète Muhammad. Pour cela, il n’y a qu’une solution : trouver une personne chez qui ce rapprochement s’est déjà réalisé, afin que de par sa présence et à condition qu’il en ait reçu l’autorisation divine, il soit le moyen (wassita) par lequel chemineront ceux qui aspirent à l’Unité. Cette personne, cet héritier muhammadien, c’est le maître spirituel vivant.

Germe et fruit à la fois, l’excellence du comportement est un outil nécessaire pour la progression du disciple tout autant que la manifestation de la réalité spirituelle du Prophète. C’est pourquoi, dire que ” le soufisme est tout entier dans l’excellence du comportement “, c’est aussi dire que le soufisme est tout entier manifestation et présence de la lumière de Muhammad.

par Daniel Roussange

[1] Parole de Muhammad
[2] Compagnon de Muhammad
[3] Maître soufi du XIIIème siècle
[4] Ibn Ata Allah
[5] Ibn Ata Allah

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