«  Paix ! Parole émanant d’un Seigneur Très Miséricordieux (Verset 58)  »  :

Nous arrivons maintenant au point culminant, au joyau spirituel de la sourate Yasin, un verset considéré par certains, comme le rapporte Ibn Ajiba, comme étant le cœur même de ce « Cœur du Coran ». Ce verset, d’une densité extraordinaire, décrit l’apogée de la félicité des élus au Paradis.
Analysons ses termes à travers les éclairages des maîtres soufis rapportés par Ibn Ajiba :
– « Salâm » (Paix) : Plus qu’une Absence de Trouble Ce n’est pas simplement la tranquillité ou l’absence de souffrance. « As-Salâm » est l’un des Plus Beaux Noms de Dieu, signifiant Celui qui est exempt de tout défaut, de toute imperfection, et la Source de toute paix et sécurité. Recevoir le « Salâm » de Dieu, c’est recevoir une participation à cette perfection divine, être établi dans une sécurité ontologique absolue. Ibn ‘Ata’, cité par Ibn Ajiba, dit : « La Paix (al-Salam) concerne Celui qui est majestueux, d’une immense gravité. » Cela suggère que cette paix est pleine de la Présence Divine, une paix empreinte de l’immensité et de la majesté de Dieu, ressentie directement. C’est la paix qui naît de la contemplation du Réel. Wartajibi renchérit en disant que cette Paix divine est éternelle (azali al-abad) et jamais interrompue pour Ses serviteurs. Si elle est voilée dans ce monde, elle est pleinement manifestée et expérimentée au Paradis, lorsque les voiles des sens sont levés. C’est une paix fondamentale, essentielle, inhérente à la relation restaurée avec la Source de tout être.
– « Qawlan » (Une Parole / Un Dire) : L’Intimité de l’Adresse Directe Le point crucial souligné par Ibn Ajiba et Qushayri est que ce « Salâm » est une parole divine directe, « sans médiateur » (bi lâ wâsita). Ce n’est pas un message transmis par un ange ou un prophète, mais Dieu Lui-même qui s’adresse à Ses élus. Qushayri insiste : « afin que l’on sache qu’elle n’est pas délivrée par la langue d’un émissaire. » C’est le summum de l’honneur, de la proximité (qurb) et de l’intimité (uns). C’est la conversation divine dans sa forme la plus pure. Cette parole divine n’est pas une simple information ; elle est transformatrice. Quand Dieu dit « Salâm », Il instaure la Paix, Il la confère, Il en comble Son serviteur. C’est une parole créatrice de l’état qu’elle énonce. Grammaticalement, Ibn Ajiba note que « Salâm » peut être considéré comme un substitut de « ce qu’ils demandent » (ma yadda’ûn) ou comme une phrase nominale implicite. Cela renforce l’idée que cette Paix divine est une des requêtes les plus élevées des gens du Paradis, voire la principale, et qu’elle leur est accordée comme un don distinct et fondamental.
– « Min Rabbi-Rahîm » (D’un Seigneur, Très Miséricordieux) : La source de cette paix est explicitement mentionnée : elle vient « d’un Seigneur » (Rabb). Le terme Rabb évoque Celui qui éduque, nourrit, élève, guide Son serviteur tout au long de son existence et de son cheminement, jusqu’à cette destination ultime. C’est l’aboutissement de la relation de Seigneurie et de servitude, culminant dans cette communion paisible.
-L’attribut choisi ici est « Rahîm » (Très Miséricordieux), la forme intensive de la miséricorde, celle qui touche les croyants de manière particulière. Comme le soulignent Qushayri et Ibn Ajiba, la Rahma divine ici garantit que cet état de paix, de vision et d’audition directe est permanent, éternel. La Miséricorde préserve l’élu dans cette félicité. La rencontre directe avec la Majesté divine pourrait être écrasante, source d’éblouissement ou de « confusion » (dahash). La Rahma adoucit cette expérience, la rend soutenable et parfaitement béatifique. La Miséricorde tempère la Majesté pour permettre la communion.
Comme le note un commentateur cité par Ibn Ajiba, mentionner la Miséricorde ici souligne que l’accès à cette station n’est pas un droit acquis par les œuvres, mais un don de pure grâce. « Ce n’est que par miséricorde » que l’on y parvient. Cela ferme la porte à toute forme d’orgueil spirituel et ouvre celle de l’espérance, même pour celui qui se voit pécheur, car la Miséricorde de Dieu est infinie.
Cette salutation divine est indissociable de la récompense suprême promise aux élus : la vision de la Face de Dieu. Ibn Ajiba fait le lien avec le hadith où Dieu se dévoile et dit « As-Salamu ‘alaykum ». Entendre la Parole divine directement et contempler Sa Beauté sont deux facettes de la même expérience de proximité ultime. Le « Salâm » est l’accompagnement auditif de la vision béatifique, la confirmation par la Parole de la félicité de la Rencontre.
Ibn Ajiba conclut en rappelant la possibilité, pour certains saints (awliya’), de recevoir une « anticipation » de cette expérience dès ce monde. Dieu peut lever les voiles.

Conclusion  : La Sourate Yasin, explorée à travers les Isharat d’Ibn Ajiba, devient une feuille de route pour l’âme. Elle nous révèle nos propres entraves – orgueil, attachements, insouciance – qui nous voilent de la Lumière. Elle utilise l’univers comme miroir de nos états intérieurs fluctuants, nous montrant le but de la stabilité dans la Gnose. Elle nous présente la Loi Divine comme le vaisseau indispensable pour naviguer l’océan de la Réalité, sous la conduite d’un guide et par la Grâce de Dieu. Et elle nous désigne l’horizon ultime : la « Paix » directe du Seigneur Miséricordieux, une communion intime et éternelle.
Formulons le vœu que la méditation profonde de la sourate Yasin nous aide à délier nos entraves et à nous rapprocher de cette Paix divine.